Gabriel, des burons aux Halles
Avant Propos de Marie-F. Houdart, éditrice et
ethnologue
Deux mondes, le vert, le gris, et des hommes qui vont de l’un à
l’autre, d’une vie à l’autre.
D’un côté le monde des pâturages et des burons où
se fait le fromage, des vaches rousses aux longues cornes et de la gentiane
; de l’autre celui du fer, de la vitesse et de la lumière.
Ici une vie où tout semble immuable depuis des siècles,
où tout se perpétue dans le labeur ; là un monde où
tout bouge et se transforme, une innovation après l’autre, faisant
des riches et des pauvres, les uns servant les autres.
D’un côté une terre qui a trop d’hommes à nourrir
; de l’autre une ville et un Etat qui manquent de bras pour construire
leur puissance et leur modernité.
Alors les hommes quittent l’herbe verte et les vaches pour aller offrir
leur sueur et leur force à l’autre monde, qui en a besoin pour vivre
de bien-être et d’agitations.
Claude Chappe Gauthier appartient tout autant à ces deux mondes-là.
De l’un à l’autre, elle a toujours fait des allers-retours réguliers,
mais en sens inverse : quittant le monde gris mais éclairé
où elle est née, où elle a étudié, où
sont venus se fixer ses parents, fonctionnaires, elle retrouvait l’été
le monde vert mais austère des montagnes de la Haute-Auvergne de
ses aïeux et de ses vacances.
Entre Paris et le petit bourg du Claux, dans le Cantal, la fillette
qui arrivait, dans les années 50, vêtue de son corsaire rouge
de petite citadine, percevait bien le décalage. Elle avait pleinement
conscience de tout ce qui la séparait de ses cousines et voisines
jamais sorties de leurs montagnes et toujours vêtues de sages robes
à carreaux, quand elle-même fréquentait musées,
expositions, concerts… On imagine leur regard posé sur elle, envieux
bien sûr, critique sûrement.
Le temps a passé. Claude Chappe Gauthier a fait des études
d’art, a exercé la profession d’architecte d’intérieur (elle
est l’auteure de toutes les aquarelles alertes qui illuminent ces pages),
sans jamais cesser de s’intéresser à l’histoire de sa famille
d’Auvergne. Elle interroge, compare, enquête, fouille les archives
familiales, collectionne objets et photos, découvrant les richesses
humaines de ce vieux pays, et comprend pour finir que le monde gris et
lumineux de la capitale n’a pu se faire que grâce aux forces vives
du monde vert descendu de ses montagnes.
Pourquoi avoir choisi d’éditer ce travail ? Par-delà
la confrontation descriptive de ces deux mondes, le sujet traité
par Claude Chappe Gauthier aborde une vaste question : celle de l’émigration.
Voilà une nouvelle fois décrite une situation de dépendance
entre un système économique et politique riche et une société
pauvre qui va devoir se placer au service du premier. Paris, on le sait,
n’est peuplé que d’anciens émigrés : venus des provinces,
puis des pays voisins, puis de ceux de l’autre côté de la
Méditerranée, puis de partout.
Mais l’auteure a justement choisi de nous parler de ce XIXe siècle
durant lequel se bâtit le centralisme républicain français
: un pays, a fortiori une « Nation » qui se construit, a besoin
du rassemblement de toutes les forces qui désormais doivent la composer.
Notamment de celles qui, par leur culture, leur propre histoire, leur langue…
lui échappaient encore, je veux dire celles de l’ancien monde d’oc.
Elle a besoin, pour les mettre à son service économique et
militaire, de créer le mythe de la France, nouvelle mère-patrie,
qui rassemblera autour d’elle et du drapeau sacré tous ses enfants,
modelés à son image. Pour cette République jacobine,
plus aucune différence ne doit subsister : tous unis dans la même
histoire, la même langue, les mêmes valeurs, le même
pays à défendre.
Or les paysans d’Auvergne et du Limousin partagent un impératif
commun, vital : la terre dont on hérite est généralement
trop pauvre ou trop petite pour se partager, elle doit se transmettre intacte
à un héritier et un seul, généralement l’aîné.
Les cadets doivent gagner ailleurs de quoi vivre. A cette obligation et
à l’appel de Paris, les uns et les autres vont se plier différemment.
Les Auvergnats partent plutôt l’hiver, quand la terre n’a pas
besoin d’eux, pour vendre et livrer le charbon, allumer les réverbères,
transporter et chauffer l’eau et le bain des bourgeoises, récupérer,
étamer, pratiquer tous ces métiers de peine qu’on laisse
d’ordinaire aux émigrés. Ça gagne peu, mais l’été,
on rentre au pays participer aux grands travaux. Et puis finalement, le
bois-charbon devient bistro, le ferrailleur développe son affaire,
des fortunes se font…
Les Limousins se sont créé une spécialité
qui leur est propre, la maçonnerie, qui se pratique l’été,
sans concurrence donc lucrative. Aspirant tous les hommes qui, dans la
capitale vont se frotter aux idées rouges et participer aux révolutions,
elle a laissé aux femmes le soin de la terre en leur absence, elle
les a même faites héritières des biens familiaux.
Ces choix ont façonné deux destins différents,
deux manières d’être et de penser différents : côté
Auvergne, un plus fort attachement à la hiérarchie et à
la religion; côté Limousin, plus d’égalité,
moins de soumission à Dieu et aux puissants.
Le travail de Claude Chappe Gauthier permet de mieux comprendre les
relations de dépendance ou de complémentarité entre
trois mondes : entre Auvergne et Paris, d’une part ; mais aussi entre Paris,
Auvergne et Limousin d’autre part. Tandis qu’à l’automne, les porteurs
d’eau et de charbon remontaient vers Paris, en été, les corréziens
descendaient vers le Cantal : les maçons pour y bâtir les
maisons, les faucheurs et moissonneurs des bords de la Dordogne pour se
faire embaucher dans les fermes d’Auvergne, riches de leurs fromages.
Claude Chappe a utilisé de riches archives familiales et privées.
Elle a exhumé quantité d’objets de la vie quotidienne des
familles bourgeoises et paysannes de la contrée, photographiés
par Marielle Lauqué-Chappe et Guy Chappe, héritier lui-même
des magnifiques plaques photographiques d’Eugène Majonenc, un des
premiers à avoir fixé les scènes de la vie rurale
dans le Cantal de la fin du XIXe siècle. A cette iconographie abondante,
il m’a été agréable de joindre de nombreuses illustrations
publiées dans les journaux de l’époque.
Notre souhait, à l’une et à l’autre, est de faire comprendre
que Paris n’aurait pas été Paris, ni la France la France,
sans le travail acharné et obligé de tous les hommes des
campagnes et montagnes, notamment du sud de l’hexagone, que la Nation niveleuse,
née de ce siècle, a intégré pour son plus grand
profit.