Quelques extraits
1.
Vermenille, c'est l'endroit où tout a commencé.
Tout avait commencé avant, bien sûr, mais c'est là,
dans cette ferme de schiste doré que j'ai reçu l'Héritage
solaire, c'est là que j'ai chargé mon sac pour le voyage.
A l'accueil, il y avait forcément le vieil oncle qui se chauffait.
On ne disait pas « se reposer », on disait « se chauffer
». La grand-mère, certainement, n'était pas loin. On
appelait « Mémé ! Mémé ! » Du fond
de la bergerie ou des porcheries, elle répondait un « Ououououh
»
bondissant, très aigu.
C'était ce qui fendait le mieux la distance, les murailles et
l'épaisseur du foin ou de la paille. Elle était là.
Le plus jeune oncle sortait rieur de l'atelier ou des granges. Son frère
était certainement avec son père et rentrerait plus tard.
Mariette, notre grand-mère, était une femme calme que
l'on disait bonne et travailleuse, attentive à nos besoins d'enfants,
capable d'accueillir à sa table cinq ou six personnes au pied levé.
Le visiteur était sacré. Mais elle ne riait pas beaucoup.
2.
Le dimanche soir, après le travail, les jeunes, comme nos oncles
et comme nos pères, allaient au bal par des chemins boueux, à
pied ou à vélo, embrassaient des filles et risquaient de
se faire tabasser en les raccompagnant s'ils les avaient “volées“
aux gouillats 10 du village voisin. Quelquefois, ils leur demandaient de
s'arrêter, derrière les haies. Dans le noir.
Les jeunes comme nos mères allaient au bal avec leurs frères
ou les voisins, dansaient avec les gouillats, se laissaient raccompagner
le long des chemins creux par celui qui les avait embrassées, tremblantes.
Et parfois, les étoiles étaient si belles qu'elles pouvaient
se laisser aller sous le ciel, dans le foin.
Les jeunes hommes comme nos oncles apprivoisaient les geais qui “parlaient”
ensuite dans leur cage, aidaient leur père, n'avaient pas toujours
envie de faire comme il disait, conduisaient la voiture ou le tracteur,
inventaient des machines ingénieuses avec des moteurs de moulin
à café, jouaient de l'accordéon, lisaient des bandes
dessinées, fabriquaient des chariots et des radeaux qui pouvaient
nous porter, des moulins à eau qui tournaient dans le courant, des
sifflets avec du sureau, passaient leur certificat d'études, pouvaient
partir très loin faire la guerre, allaient au bal les samedis soir,
se mariaient et vivaient à la ferme avec leur femme. Ils partaient
travailler et habiter ailleurs dès que le suivant fondait une famille.
3.
Nous et eux et là-haut et là-bas
Au cours de nos périples quotidiens, nous recherchions l'acidité,
plaisir intense. Nous mâchouillions les queues d'oseille ou d'oxalis.
Nous traquions avidement le sucre, plaisir convoité, jusque dans
les fleurs de trèfle, comme on nous l'avait appris.
Nous avions plaisir à manger ce que nous trouvions de bon. Des
mûres, des poires, des sorbes… Nous cognions les pommes longtemps
sur un mur afin d'écraser la pulpe, puis nous faisions un trou dans
la peau molle et nous aspirions fort le jus au goût de cidre qui
s'en écoulait.
4.
Pour la nuit, Marissou enlevait une à une les épingles
de son minuscule chignon et sa surprenante longue chevelure encore brune
cascadait sur ses épaules, sur sa bosse, et jusqu'au-dessous de
sa taille...
En penchant la tête, elle les lissait avec un “démêloir”
comme elle disait, méthodiquement, longtemps. Comme les autres femmes,
elle se lavait les cheveux une à deux fois par an mais ce lissage
quotidien les faisait briller. Puis elle les réunissait en une longue
tresse qu'elle attachait avec un petit ruban rose pâle ; je voyais
alors sa chemise en interlock également rose pâle, sa poitrine
à peine émergente, ses jambes grêles gainées
de bas noirs ou gris foncé et parfois, la frontière avec
sa peau claire. Je voyais alors que ma petite mémé était
une fille, comme moi.
5.
Elle ne savait pas parler le français lorsqu'elle est allée
à l'école. Le directeur, qui faisait son travail de recruteur
de la République, était venu chez mes grands-parents pour
elle. Elle lui avait dit d'un air heureux et conquérant : «
Iò vau ’nar a l’escòla me ! I’ai un pitit sac ! ».
Elle était totalement inconsciente qu'on allait « lui arracher
la langue » (…)
Tout le temps où la vie était dure mais où il faisait
si bon vivre entre les murs de Vermenille au milieu de son père,
sa mère, du vieil oncle, de sa grand-mère, son grand-père
dont elle était la préférée, aimait-elle à
penser, il se passait quelque chose bien loin… Et pêle-mêle,
au gré des jours et de notre vie, elle s'en souvenait.
Parfois, au lieu du conte habituel, au coin du feu en attendant mon
père, les soirs d'hiver… « Ils ont brûlé Oradour,
les Allemands. On sait pas pourquoi. Il y avait un petit-cousin que ses
parents avaient confié à sa grand-mère pour quelques
jours et qui y est resté, lui aussi. Il s'appelait comme nous. Ils
ont brûlé tout le monde et ils ont cloué un petit garçon
sur la porte de l'église ! » Moi, quand ma mère racontait
cela, j'espérais secrètement que c'était le petit-cousin
qui s'était fait clouer sur la porte de l'église d'Oradour-sur-Glane,
ça m'aurait permis d'en parler avec fierté à l'école…
6.
J'organisais dans la cour de l'école un beau cortège
de mariage. J'accouplais filles et garçons qui voulaient bien jouer
en une longue procession. Puis, je rassemblais un côté de
mon foulard en fronces serrées que je fixais en faisant un nœud.
Je me coiffais de ce voile improvisé, garnissais mon chapeau de
paille de quelques fleurs sauvages qui survivaient dans le coin de la cour
en terre battue et le portais par l'élastique comme un sac à
main.
Le bonheur me submergeait lorsque je m'accrochais au bras de celui que
j'avais choisi. C'était toujours le même : un garçon
joli, aux mains douces, aux ongles propres, aux joues roses et aux yeux
bleus. Un des rares qui ne donnaient jamais de coup de poing. Quand le
cortège s'ébranlait, je pensais qu'il fallait absolument
que nos regards se croisent, aussi tournais-je vers lui le mien, cherchant
le sien, avant de faire un pas.
Les matricaires se serraient les unes contre les autres comme une armée
fragile. Leurs centaines de petites têtes frémissantes et
gracieuses et leur feuillage brumeux attiraient les faiseuses de bouquets
que nous étions et nous nous élancions vers elles.
Mais à leur pied, crottes de poules et lisier recouvraient le
sol et souillaient nos chaussures. Si on les cueillait malgré tout,
elles répandaient sur les doigts une odeur plus forte et plus agressive
que les chrysanthèmes, leurs cousines. Dans les vases, le blanc
sale de leurs pétales recroquevillés avait piètre
allure. Je l'ai oublié des dizaines de fois et j'ai couru vers elles
encore et encore.
Je ne me suis résolue que très tard à les laisser
danser dans la brise.
…
Quelques
extraits à écouter
Lus par Marie-France
Houdart
1.« A Vermenille »
2. « Nous et eux »
3. « Nous, les filles »